A. Les enfants du château

Lorsque Joseph Bellon, grand tisseur lyonnais, fit construire son château dans le style de Cheverny sur le domaine de la Chaux à Saint Cyr au Mont d’or, il ne se doutait pas qu’après sa mort sa magnifique propriété dotée d’un parc splendide serait d’abord vendue à la famille d’industriels Gillet. Elle devint une maison de secours pour enfants victimes de la guerre, puis fut donnée à la Croix Rouge. Ce fut alors la maison de l’enfance dans une pouponnière école.
Les enfants placés dans cet établissement étaient atteints de pathologies diverses, ce qui nécessitait, dès leur arrivée, un isolement de trente jours en lazaret afin d’éviter toute contamination.

C’est au lazaret, appelé aussi service bleu, car chaque service avait un nom de couleur, que je fis mes premiers pas dans cette école de puériculture.
Je n’avais jamais tenu un bébé de ma vie dans mes bras et me retrouvais à devoir m’occuper d’un petit Olivier, affublé d’un bec de lièvre et d’une fente palatine.
Chaque matin, sous le regard impitoyable de la surveillante derrière la vitre du box, j’arrivais vêtue de ma tenue règlementaire datant de la guerre: petite robe à fines rayures bleues, grand tablier blanc et coiffe blanche marquée de la croix rouge d’où ne devait dépasser aucun cheveu. Je commençais par me laver rigoureusement les mains avec des produits si agressifs que j’en avais la peau couverte de lésions eczémateuses jusqu’aux coudes, puis j’enfilais une blouse d’isolement en me contorsionnant pour nouer les lacets dans le dos et je pouvais enfin prendre dans mes bras le petit Olivier qui se réveillait pour lui donner son bain. Il n’avait pas trois mois et je ne le vis jamais ni sourire ni pleurer. J’espère qu’il appréciait les précieuses minutes que je lui accordais. Le contact de l’eau semblait l’apaiser.
Je fis ainsi pendant un an le tour de tous les services.
C’est avec le temps que je me mis à me sentir à l’aise avec les enfants et à les aimer. Je crois qu’ils m’ont aimé aussi.

Aujourd’hui, je suis une vieille dame. Je n’ai jamais quitté le domaine de la Chaux. Lorsque j’ai obtenu mon diplôme, la directrice de l’établissement m’a proposé d’y rester et j’ai accepté. J’adorais cet endroit hors du temps, ces cèdres centenaires et ces allées grouillantes d’enfants. Je leur ai donné tout mon temps. Je ne me suis jamais mariée, je n’ai pas fondé de famille mais j’ai été heureuse. Ils étaient mon immense famille. Je crois que je leur ai donné tout l’amour qu’il y avait en moi.
J’avais une chambre dans l’enceinte de la résidence. Je n’exerçais plus depuis longtemps mais la directrice tenait à me garder, elle m’avait prise en sympathie, elle disait que je racontais bien les histoires aux petits.

Un jour je vis un beau jeune-homme se présenter au château et qui demanda à rencontrer les personnes qui s’étaient occupé de lui lors de son passage ici. C’était Olivier. Il avait une jolie cicatrice presqu’invisible au-dessus de sa lèvre. Il n’y avait plus grand monde qui l’avait connu parmi le personnel. J’étais la seule. Je fus très émue de le revoir après tant d’année, je ne l’avais pas oublié. Lui ne pouvait pas se souvenir de moi, bien sur,  mais il fut touché d’apprendre qu’il avait été le premier enfant que j’avais tenu dans mes bras. Nous avons gardé le contact. Olivier me rendait visite régulièrement. Il me disait que j’étais sa grand-mère de coeur, lui qui n’en avait jamais eue.

Aujourd’hui Olivier est papa, il a une jolie petite fille aux joues rebondies. Il continue de venir me voir avec la fillette qui m’appelle Mamy. Elle saute sur mes genoux lorsque je suis assise sur mon rocking-chair et demande des chansons. Olivier la gronde doucement, tu ennuies Mamy, ma chérie, elle est fatiguée. C’est vrai que je suis très lasse. Je pense souvent à la vie qui s’est écoulée, au bonheur que m’ont donné les enfants. Dans les moments de déprime je me raccroche à ça et Olivier me dit : Tu sais Mamy, tu emporteras dans ton coeur tout ce bonheur que les enfants t’ont apporté et il restera de toi ce que tu as donné.



Dans ce texte, les deux premiers paragraphes sont du vécu, une partie de ma vie. Je joins une photo de moi à l’époque avec le petit Olivier ainsi qu’une photo du château qui est devenu aujourd’hui une maison de retraite.