A- Mémé du causse

La photo a été prise devant la maison de mémé, dans son jardin. Nous étions en juillet. Mémé se tient droite sur sa chaise et elle regarde l’objectif, les yeux plissés, gênée par la luminosité de cette fin d’après-midi, un demi-sourire sur les lèvres. Son regard n’est ni tendre, ni dur. Son regard est bienveillant, c’est celui de maman, son demi-sourire est tout en pudeur, il ressemble à celui de maman.
Elle tient fermement dans ces mains un petit bout de quelques semaines à peine. Cette petite fille, c’est mon miracle. Elle a failli ne jamais voir le jour et à peine âgée de quelques minutes, elle a failli me perdre. J’ai lutté pour survivre et enfin la serrer tout contre moi. Ce bébé, à l’instant où je le fixe à jamais sur la pellicule, est tout ce qui importe dans ma vie, et mémé, c’est le pilier qui tient les fondations de ma maison, celui qui m’aide à surmonter mes peurs de jeune maman et croire à un avenir meilleur.

Mémé, elle sait tout de la vie, elle en connait les souffrances et les joies. Elle connait la rudesse d’une vie de labeur et aussi la force de l’amour. Avant ce petit être bien calé sur ses genoux, elle a déjà pris dans ses bras une dizaine d’arrière-petits-enfants, elle a serré contre son cœur vingt-trois petits enfants, elle a bercé dix-huit enfants.  Mémé connait tout de la vie parce qu’elle a tout vécu : le bonheur d’accueillir un nouveau-né, la douleur de perdre un petit. Elle sait les journées éreintantes, les nuits sans sommeil, l’angoisse de manquer. Elle sait la force qu’il faut pour surmonter les épreuves et le courage dont une mère est capable pour sauver sa famille*.
Son cœur est extensible à l'infini. Ce petit bout ne le sait pas encore mais il fait partie d’une longue chaîne d’amour maternel, celui de mémé, celui de maman et à présent le mien. Bien plus tard, ce petit bout rajoutera un anneau à cette longue chaîne, un anneau en forme de petit poisson.

Moins de trois ans après ce moment gravé sur papier glacé, mémé est partie, elle est partie comme elle a vécu, sans se plaindre, discrètement, entourée de l’amour de tous ses enfants encore vivants, leur laissant en héritage les valeurs humaines qu’elle leur a transmis, le respect, la tolérance, la bienveillance et la pudeur des sentiments.

Aujourd’hui je regarde cette photo avec tendresse et je me souviens. Je sens l’émotion m’envahir. Je vais juste laisser couler une larme, une seule, pour toi mémé. Et ensuite je vais sourire, sourire à la chance qui m’est tombée dessus il y a plus de soixante ans, faisant de toi ma mémé du causse pour toujours.

Je n’ai rien oublié mémé, il est impossible d’oublier car il reste de toi ce que tu as donné.

*J’ai écrit un livre en 2017 à ce sujet : « Cette longue nuit d’attente » Thebookedition