A - Demain, je vais oser

Il y  a longtemps.  Si longtemps  que je ne me souviens plus de la couleur de ses yeux, ni de détails de sa tenue vestimentaire. Sur le même banc, nous suivions patiemment les cours du maître. Elle était à droite et moi à gauche, on plongeait le porte-plume dans l’encrier unique. De temps à autre, je glissais un œil en coulisse, n’osant lui décocher en catimini une flèche du Parthes qui l’eut faite tomber sous ma coupe. Et chaque soir, sur le chemin du retour, je ruminais mes regrets de n’avoir point osé. Demain, oui demain, en douce, je lui soufflerais la réponse que sa timidité devant le maître l’empêchait d’exprimer. Peut-être, pourrais-je contourner le village et la rejoindre  sur son chemin à l’opposé du mien, vers la colline en face de la mienne ? Oui, demain, je vais oser …

Les jours passaient, les semaines se succédaient, nous rapprochant du moment fatidique où le banc commun ne nous accueillerait plus. Nos routes allaient diverger, nos destinées suivre leur chemin et je ne la verrai plus …

Alors, j’écrivais des billets doux que je cachais  sous la plinthe de la cloison. Dans l’attente du jour où je les glisserais subrepticement dans la poche de sa blouse d’écolière ; le jour où j’oserais enfin. Et sait-on jamais ? D’une main malhabile, sur le tronc du charme, avec la pointe du canif, j’écrivais son nom dans l’espoir qu’elle passerait par là où que ma petite voisine, son amie, découvre  le message et lui rapporte le secret de son voisin de table d’écoliers. Amoureux transi. Elle n’est pas passée par là et son amie n’a rien dit … Ou peut-être ont-elles fait des gorges chaudes du tourtereau  timide.

Restait l’espoir d’une profonde réforme du maître qui s’entêtait  à séparer garçons et filles  pendant la récréation. Alors, on aurait joué à je ne sais quoi, à ces jeux d’enfant où filles et garçons courent en tous sens, se poursuivent, échangeant rires et cris plus ou moins effarouchés. Et l’occasion n’aurait manqué de se présenter. Faisant mine de la bousculer, en toute douceur pour ne pas la brusquer, de mes bras protecteurs je l’aurais retenue  dans sa  chute   avant de lui voler un dernier baiser …

Le dernier avant le baiser affectueux, le premier ! empreint d’émotion, échangé  plus d’un demi-siècle après ces moments de cohabitation sur un banc d’école, lors d’une rencontre inattendue en  randonnée de seniors …