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A - Souvenirs, souvenirs

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automne
Amanda
Daboum
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Message  Daboum Lun 25 Jan 2021 - 15:10

Je suis née au début des années soixante. J'avais six ans et demi quand j'ai enfin pu aller à l'école. A l'époque, dans mon village, pas de jardin d'enfants ou d'école enfantine. Les enfants restaient à la maison, à jouer, parfois à effectuer de petites corvées et souvent, à s'ennuyer quand ils ne pouvaient pas aller jouer dehors avec les copains. Ma grand-maman s'occupait beaucoup de moi, pendant que ma mère faisait ses pièces d'horlogerie, les barillets, le moteur de la montre. Entre 700 et 1000 pièces par jour. Payées à la centaine, de cinq à sept francs cinquante suivant le calibre. Assise à la fenêtre sur un tabouret, à monter ses barillets : mettre le ressort dans le boîtier, insérer l'axe, graisser (trois points de graisse de bœuf raffinée déposés avec une épingle), mettre le couvercle, sertir avec la potence, vérifier l'ébat, compter, nettoyer à la benzine et emballer. Le tout aux brucelles.

J'avais trois copines de mon âge dans les maisons des alentours. A la belle saison, nous jouions à la poupée ou à la maman dans les meules de foin, nous câlinions les chatons de la Minette (toutes les chattes de la voisine s'appelaient Minette). Parfois, nous allions aider au jardin de derrière, celui des légumes de garde. Après le désherbage que nos petits doigts exécutaient facilement, notre tâche principale était de recreuser là où les pommes de terre ou les carottes avaient été récoltées. Il en restait souvent et nous les ramenions toute fières à la maison, pleines de terre, tout comme nous. Suivant l'heure, on nous enjoignait de rester dehors jusqu'au goûter, pour ne pas salir dans la maison.

On écrasait aussi des cailloux, du plâtre tombé de la façade ou des morceaux de tuiles cassées pour obtenir une poudre fine qui nous servait de maquillage, de farine ou de talc dans nos jeux. Nous conservions cette poudre dans des gobelets de yogourts, rangés dans notre armoire secrète: une boîte à chaussures dans l'embrasure de la fenêtre du garage.

L'école a commencé au printemps, au début d'avril. En première année, nous étions dix-sept, dix filles et sept garçons. L'institutrice, Mademoiselle Germaine Chappuis, avait déjà été l'institutrice de mes parents, vingt-huit ans plus tôt. Elle enseignait depuis plus de quarante ans. Avec les mêmes méthodes et le même livre d'apprentissage de la lecture. Après deux ans chez elle, nous savions tous lire et compter, connaissions la géographie de la région, l'histoire de l'Antiquité et les filles distinguaient Casse-Noisette du Lac des cygnes, car Tchaïkovski était le compositeur préféré de notre Germaine et elle le diffusait en boucle sur son pick-up pendant les leçons de couture. Nous savions toutes tricoter, broder et coudre. A neuf ans nous sommes passé dans la classe intermédiaire. Fini les bonbons en forme de framboise qui nous récompensaient. On n'était plus les "petits", on devenait les "moyens".

Nous étions plusieurs degrés dans la même salle de classe, au niveau moyen nous étions trente-quatre en trois rangées, la plus petite près des fenêtres; des grands de 5e année, écrémés par les examens pour l'école secondaire, il en était restés sept. Celle du milieu, la plus longue, comprenait les 4e, donc dix, et nous, les petits 3e étions tassés le long de la paroi, près du poêle à bois.

Le matin, avant de commencer la classe, les garçons apportaient du bois du grenier. Les filles nettoyaient le tableau, préparaient la bouilloire et époussetaient le piano. Un grand allumait le feu, aidé par l'instituteur, le régent. Tous y passaient. Au moins, en passant à la classe supérieure, on savait faire du feu et porter du bois. D'ailleurs, le bois qui nous chauffait en hiver nous avait fait transpirer au printemps quand le Paul, voyer communal, s'attaquait au sciage et au fendage des vingt stères de bois récoltés dans les forêts de la bourgeoisie. Encore une solution mixte et économique, la commune bourgeoise fournissait le bois et la commune administrative la main-d'œuvre. L'autonomie était préservée.

Vers onze heures, les semaines juste avant Pâques, tous les élèves des classes moyennes et supérieures empilaient les bois sciés et fendus le long du mur de l'école pour les sécher. Et au début de l'été, avant les grandes vacances, quand le bois avait bien séché, nous montions le précieux combustible au grenier, sous la charpente. Les plus forts portaient un gros panier, d'autres des brassées de rondins et les plus petits faisaient la chaîne. Pendant ces semaines, nous étions exemptés de gymnastique. Et affamés pour rentrer à la maison.
Ah, tu passes chez le Julot ? t'as quel âge ? Neuf ans.
Le Julot, c'est notre instituteur (il vit toujours). Pendant les deux premières années, nous avions été sous la férule (parfois cuisante) de Mademoiselle Chappuis.
Là, c'était du sérieux. Un homme, un physique un peu ingrat, noir de poils, nez busqué plein de poils aussi, des sourcils qui se croisent les bras et les cheveux peignés en arrière et collés à l'eau. Un vieux garçon. Avec plein de frères et de sœurs, il avait toujours une anecdote à leur sujet. On en apprenait d'autres à la récré (ça pourrait donner lieu à une prochaine chronique). Il vivait dans un autre village. Un "étranger".
Habillé de sombre, avec une blouse bleue en nylon qui lui valait parfois des secousses d'électricité statique. Il avait mauvaise haleine aussi. On évitait de se retrouver au premier rang. Les postillons pleuvaient. Reiser n'a rien inventé. Pitié pour les myopes !

Paradoxalement, on l'aimait bien. On le respectait aussi. Certaines en étaient même amoureuses. Sans jamais l'avouer, même sous la pire attaque de chatouilles. Mais on les voyait se pâmer, toutes troublées quand il les interrogeait.

A l'époque (j'ai vraiment l'impression d'être une vieille radoteuse), les écoles ne disposaient pas de moyens aussi futés qu'aujourd'hui. A part l'éclairage, le seul truc électrique était le rétroprojecteur en tôle qui ronronnait. Sinon, c'était Julot-la-débrouille.
Nous avons appris la géographie de toutes les vallées de la région dans un bac à sable, avec des ficelles pour les rivières et des cailloux pour les villages et les montagnes. J'ai encore la sensation de ce gros sable de chantier sous les ongles.

Pour les arbres, rien de plus simple. La forêt était à dix minutes à pied. On apprenait les arbres en caressant leur écorce et en regardant leurs feuilles. Le test au retour était de dessiner les feuilles à côté du nom de l'arbre, en français et en latin, sur une page dupliquée à l'alcool. Ah, l'odeur des pages "fraîches". Nous sniffions l'alcool qui s'en dégageait.

Idem pour les fleurs et les cultures. Nous partions par tous les temps, sans savoir où. Sans autorisation parentale, sans assurance, sans avis préalable. Inimaginable aujourd'hui. Nous avons vu des salamandres, des têtards, des grenouilles et des crapauds, des tritons alpestres, une couleuvre, une vipère, des orvets. Chacun apportait à l'école les trucs bizarres de la maison : une chaîne d'œufs pas encore pondus (qui étaient dans la poule du dimanche), les navettes des métiers à tisser les rubans, encore garnies de fils de soie chatoyante, des crottes-tortillons de ver de terre... A chaque fois, toute la classe admirait ou se dégoûtait de nos trouvailles, mais nous avions droit à une leçon de choses, bien réelles.

Pour l'histoire, dont il était très féru, rien de tel que des lectures à voix haute, quand les trois niveaux étaient calmes à onze heures. Il nous les annonçait à notre arrivée le matin. Aujourd'hui, on va à Morgarten (bataille suisse en 1315, on y a écrasé les Habsbourg), si vous vous tenez tranquilles. Et ça marchait. On entendait les billes de bois dévaler les ravins et écraser les chevaliers coincés dans leur armure.

Il donnait la classe à trois niveaux, donc il devait jongler avec les leçons. Les exercices de maths ou de grammaire (Ô mon Bled ! j'adorais ce bouquin au point de faire les exercices par plaisir) nous faisaient nous tenir tranquilles pendant la dictée ou l'épreuve de livret des autres. Les pages d'écriture aussi, mais c'était une corvée. Il fallait reproduire le mieux possible, très fidèlement, le modèle au tableau. J'adorais dessiner, mais écrire... juste pour reproduire des lettres et des syllabes sans sens, très peu pour moi. Je bâclais mes quatre pages et je devais recommencer encore et encore. En plus, le dessin était la récompense pour de belles pages. Double, triple punition que de devoir recommencer.

Surtout que le régent avait lui-même une écriture de cochon, très anguleuse et hachée. Il nous demandait ce qui lui était impossible. C'était injuste. Caliméro arrivait gentiment sur les écrans de la télé des grands-parents, dans la séquence en langue italienne. Trop injuste. Troppo ingiusto.

Il nous racontait souvent ses souvenirs de la seconde guerre (enfin j'espère que seconde est approprié et que l'échevelé fou ne déclenchera pas la troisième d'ici mercredi). Les tickets de rationnement pour les produits laitiers et les légumes, échangés entre les citadins et les campagnards qui prenaient volontiers les tickets de tissu ou de laine; le pain aux patates qu'il était interdit de manger le jour de la cuisson, tant il était indigeste.
Les voitures avec gazogène, le couvre-feu avec black-out, les feuilles d'identification des avions, les nôtres et les ennemis, la radio grésillante et nasillarde "Ici Radio Lausanne. Emetteur de Sottens...".

Ses dires étaient confirmés par nos parents et grands-parents pendant les repas ou le soir, après les nouvelles et le feuilleton à la télé (on ne disait pas séries). Ils hochaient la tête doctement et ajoutaient leurs souvenirs à ceux du Julot.
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Ce marathon est mon tout premier, je n'ai jamais écrit autant et aussi assidûment (sauf au travail, pour des décisions ou des traductions). Même les dissertations du lycée duraient moins longtemps. J'ai eu de la peine au début, j'avais mis de côté dans un coin de ma tête plusieurs thèmes, tous meilleurs l'un que l'autre, mais au moment de commencer... quelqu'un avait fermé le tiroir et jeté la clé.
Finalement, comme pour la rédaction de rapports juridiques, je me suis dit: commence chronologiquement... et ça a marché. Vous avez eu droit à mes premières années d'école et à l'évocation de mon enfance et de la vie de mon village.
J'ai beaucoup aimé les commentaires "en direct" et encore plus la lecture des textes des autres participant/e/s.
Merci à AlainX et à Cassy de votre parfaite organisation et de votre constant soutien. cool cool

Daboum
Daboum

Féminin Humeur : jusqu'ici, ça va

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Message  Amanda Lun 25 Jan 2021 - 16:12

Daboum, j'ai beaucoup aimé ton marathon et en particulier ce texte si évocateur de tes années d'enfance et d'école.
Pour l'ex-prof que je suis, c'est une découverte, bien loin de nos écoles traditionnelles.
Pour ton premier marathon tu ne t'en tires pas mal du tout bravo
Amanda
Amanda

Féminin Humeur : positivement drôle

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Message  automne Mar 26 Jan 2021 - 17:37

Daboum , bravo pour ce beau récit !
Moi aussi je ne suis allée à l'école qu'à 5 ans à la campagne dans une classe unique et mixte mais contrairement à toi , chaque rentrée nous avions un nouvel instituteur peu attiré par ce village isolé . Ensuite à 11 ans ce fut l'internat très strict avec des retours à la maison seulement une fois par mois , j'en rêve encore !
bravo bravo bravo

automne

Féminin Humeur : égale

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Message  Myrte Mar 26 Jan 2021 - 18:38

J'aime beaucoup ton texte Daboum, on en apprend un peu plus sur toi et sur ton enfance dans ton village. L'école à la campagne très près de la nature, rien de mieux pour l'apprentissage de la vie !

Myrte

Féminin Humeur : Curieuse

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Message  Zephyrine Mer 27 Jan 2021 - 10:20

Ah ces souvenirs d'enfance! Quand ils nous reviennent , ils nous font un bien fou, même les mauvais souvenirs s' atténuent au fur et à  mesure!
Tu décris  très bien et en détails cette époque que l'on dit insouciante, avec son lot de joies,  de peines, de frustrations parfois..

On sent que tu y as mis tout ton coeur et c'est important!
Zephyrine
Zephyrine

Féminin Humeur : Parfois bizarre

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Message  Virgul Sam 30 Jan 2021 - 15:43

Beaucoup de fraîcheur dans ton texte qui se lit d'une traite, une lecture qui ma quasi essoufflé tellement j'ai apprécié ce retour palpitant en enfance. Tu as mis beaucoup de rythme dans ton texte, le même que celui de l'enfant pressé.

Virgul

Masculin Humeur : Optimiste

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Message  Admin Sam 30 Jan 2021 - 18:43

J’ai beaucoup aimé ton premier marathon qui m’a permis de faire un peu mieux ta connaissance. Tu y décris ton enfance et c’est une belle preuve de confiance que tu nous a fait en te livrant ainsi.

_________________
Bonjour Invité, je suis heureuse de te compter parmi les Kaléïdoplumiens  flower

Admi......ratrice de vos mots !!!!!.
Admin
Admin
Admin

Féminin Humeur : Concentrée

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