A. Voyage

Il y a des voyages qui se font avec un seul bagage : le cœur.

C’est à cette phrase que pensait Romain lorsqu’il mit la clé dans la serrure. Il se souvint alors qu’elle avait été montée à l’envers. Il avait oublié ce détail. Il avait oublié tellement de détails depuis sa longue absence. Ils allaient lui revenir un à un comme à chaque fois qu’il rentrait. Le grincement du robinet de la cuisine, le craquement d’une latte du plancher, la tache noire au milieu du miroir dans la salle de bain, le tabouret placé juste sous le velux où Melody se perchait pour regarder la nuit sur les toits. Ce souvenir-là lui fit un pincement dans la poitrine.

La pièce sentait le renfermé. Il souleva le ventail et aussitôt la fraicheur entra. Il y passa sa tête. Il aimait cette vue tout comme Mélody. Il n’avait pas réussi à enlever le tabouret juste en-dessous.

Parti au loin depuis tous ces mois, il avait amassé un stock de photographies. C’était son gagne pain mais aussi son style de vie, toujours parti, jamais au repos, à l’affût de l’évènement. Cette existence en transit permanent ne l’avait pas aidé dans sa vie sentimentale. Les quelques femmes qui avaient su gagner son coeur s’étaient vite lassées de sa présence épisodique, de ses rendez-vous aléatoires. Il s’était résigné et avait fini par accepter cette fatalité jusqu’à ce que Mélody entre dans sa vie. Elle seule avait compris qu’elle ne le changerait pas et se contentait de ce qu’il pouvait donner. Elle seule savait être là à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Elle ne posait pas de questions et savait profiter des moments précieux.

Les souvenirs affluaient en rafale tout comme ces clichés qu’il chassait au quotidien. Il la revoyait radieuse et souriante dans la lumière du matin. Si belle dans sa robe blanche, cueillant des bouquets dans le parfum des lilas. Alanguie dans la douceur des soleils couchants.
Il savait que s’attarder sur ce terrain-là le faisait trop souffrir. Vite, se réfugier dans l’action pour oublier, pour taire la douleur.

Il entra dans son atelier et se mit au travail : déballage des feuilles de tirage, des flacons de chimie, installation des bacs, de la lumière rouge. Il commença les développements.
Pendant qu’il attendait patiemment l’impression des images sur le papier glacé dans le liquide, son regard erra sur les murs de son atelier. Il y avait épinglé les clichés ratés de Mélody qu’il ne s’était jamais résolu à détruire. Il leur trouvait aujourd’hui un charme particulier. Sa silhouette floue, sa tête retournée au moment où il avait pris la photo, son visage bougé, ses yeux fermés. Il se dit soudain qu’il avait bien fait de les garder. Il les trouvait beaux ces instantanés, ces instants volés au temps, ces instants enfuis à jamais. Car, cette fois-ci, ce n’est pas lui qui était parti en voyage, c’était elle. Elle était partie pour un dernier voyage, celui où on part sans bagage, celui où on emporte avec soi le coeur de ceux qu’on aime.