A. Remède de grand-mère

C’était une vieille devanture en bois, la peinture avait dû être bleue mais il n’en restait que quelques bribes écaillées, seule l’enseigne demeurait à peu près lisible  Au p’tit bonheur la chance.

Ce matin-là, Victor se tenait devant sa boutique, vêtu de son éternel tablier de travail et chaussé de ses charentaises, ses petites lunettes rondes glissées au bout de son nez.
Martial passa sur le trottoir d’en face et le héla : Eh Victor ! Tu te réchauffes au soleil ?
Victor sourit mais ne répondit pas, il attendait son petit-fils. Il avait entendu la micheline siffler en entrant en gare toute proche, il ne devrait pas tarder.
C’est un beau jeune-homme qui se pointa, trainant sa valise à roulettes. Il avait encore grandi. Chaque année, Victor avait l’impression de diminuer. Cette fois-ci, Vincent n’était plus un enfant.
Ils entrèrent dans la boutique.Vincent était toujours émerveillé par l’amoncellement d’objets hétéroclites posés ça et là, allant du coucou suisse au poste ancien à galènes, Victor réparait tout.

- Toujours autant de travail, grand-père ?

- Oh, de moins en moins répondit Victor, le matériel d’aujourd’hui n’est guère réparable. Je ne peux m’occuper que des choses anciennes dans lesquelles je peux glisser un tourne-vis.

-  La brocante est à la mode, ça devrait marcher !

- J’ai surtout des demandes pour quelque chose que je ne sais pas faire malheureusement…

- Comment ça, grand-père, il y a quelque chose que tu ne saurais pas réparer ?

- Et bien oui, fiston, je ne sais pas réparer les coeurs et j’ai tous les jours un nouveau client qui m’en apporte un en mauvais état.

En effet, dans le fond de la boutique, une bassine débordait de coeurs. Sur le plancher, quelques-uns reposaient sur un vieux journal, enrubannés de sparadrap, d’autres cicatrisaient dans un serre-joint. Sur son établi, s’étalaient toutes sortes de colles et bobines de fil à coudre.

- Certains repartent avec un coeur rafistolé et je n’en entends plus parler mais d’autres reviennent mécontents car le fil a lâché ou la colle n’a pas tenu. Je voulais arrêter de les réparer mais j’ai toujours des demandes alors je me dis que devant l’insistance des gens, même si je ne sais pas combien de temps ça peut marcher, je ne risque rien d’essayer, et j’essaye toujours.

- Tu sais, grand-père, moi aussi j’ai le coeur abimé…

- Comment ça, mon garçon ?

- Et bien j’ai eu mon premier chagrin d’amour. La belle Alison était ma petite amie, j’étais fou amoureux d’elle mais elle m’a quitté, je ne sais pas si je vais m’en remettre.

- Montre-moi ce petit coeur malade, il est tout neuf, ça ne devrait pas être difficile !

Vincent sortit son coeur de sa poitrine et le tendit à son grand-père.

- Voyons voir ce que je peux faire.

Victor s’assit sur son tabouret, le coeur de son petit-fils bien calé dans le creux de son tablier et se mit à l’examiner à la loupe.

- La cicatrice est fraiche, un bon onguent devrait suffire.

Le vieil homme poussa les verres à pinceaux et les tubes de colles sur son établi pour attraper un pot d’apothicaire en porcelaine.

- C’est ta grand-mère qui l’avait fabriqué, je l’ai toujours gardé.

Il souleva le couvercle et plongea le bout de ses doigts dans une crème grisâtre. Aussitôt, une indescriptible odeur, mélange de camphre, de lavande et d’herbes se répandit dans l’atelier. Vincent ferma les yeux, le visage de  Mamy Thérèse venait de resurgir de sa mémoire. Il revoyait ses yeux rieurs, ses joues rondes et il sentait ce parfum qui ne la quittait jamais.
Victor enduisait le coeur de son petit-fils de son onguent odorant en le massant doucement. Au fur et à mesure, Vincent se sentait caressé de l’intérieur, choyé et aimé. Il se  remplit de cet amour au point que des larmes jaillir de ses yeux, le laissant apaisé et heureux.

Ce jour-là, Vincent comprit qu’il n’y a pas de blessure d’amour insurmontable et qu’un amour puissant peut apaiser sa douleur.